Ce sont les vacances, et les profs en ont bien besoin. À l’heure où l’on reparle de réduire la durée des congés d’octobre, il est bon de rappeler que leurs missions, empilées façon millefeuille depuis deux décennies, s’accompagnent d’une fatigue mentale due à une dépense d’énergie folle pour capter l’attention et la concentration des élèves… Pourquoi ce déploiement d’énergie ? En septembre 2011, le journal Le Monde publiait un entretien croisé entre Philippe Meirieu, pédagogue et essayiste, et Marcel Gauchet, historien et philosophe, qui apportent ensemble des réponses à ce phénomène d’éparpillement de l’attention de la jeunesse. De l’enfant désiré à la marchandisation de nos désirs et de la société. Retour sur un processus qu’il est temps d’inverser si l’on veut instaurer à nouveau dans les classes le calme et la concentration nécessaires à la pensée…
Philippe Meirieu : Nous vivons, pour la première fois, dans une société où l’immense majorité des enfants qui viennent au monde sont des enfants désirés. Cela entraîne un renversement radical : jadis, la famille « faisait des enfants », aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait la famille. En venant combler notre désir, l’enfant a changé de statut et est devenu notre maître : nous ne pouvons rien lui refuser, au risque de devenir de « mauvais parents »…
Ce phénomène a été enrôlé par le libéralisme marchand : la société de consommation met, en effet, à notre disposition une infinité de gadgets que nous n’avons qu’à acheter pour satisfaire les caprices de notre progéniture.
Cette conjonction entre un phénomène démographique et l’émergence du caprice mondialisé, dans une économie qui fait de la pulsion d’achat la matrice du comportement humain, ébranle les configurations traditionnelles du système scolaire.
Pour avoir enseigné récemment en CM2 après une interruption de plusieurs années, je n’ai pas tant été frappé par la baisse du niveau que par l’extraordinaire difficulté à contenir une classe qui s’apparente à une cocotte-minute.

Dans l’ensemble, les élèves ne sont pas violents ou agressifs, mais ils ne tiennent pas en place. Le professeur doit passer son temps à tenter de construire ou de rétablir un cadre structurant. Il est souvent acculé à pratiquer une « pédagogie de garçon de café », courant de l’un à l’autre pour répéter individuellement une consigne pourtant donnée collectivement, calmant les uns, remettant les autres au travail.
Il est vampirisé par une demande permanente d’interlocution individuée. Il s’épuise à faire baisser la tension pour obtenir l’attention. Dans le monde du zapping et de la communication « en temps réel », avec une surenchère permanente des effets qui sollicite la réaction pulsionnelle immédiate, il devient de plus en plus difficile de « faire l’école ». Beaucoup de collègues buttent au quotidien sur l’impossibilité de procéder à ce que Gabriel Madinier définissait comme l’expression même de l’intelligence, « l’inversion de la dispersion ».
Dès lors que certains parents n’élèvent plus leurs enfants dans le souci du collectif, mais en vue de leur épanouissement personnel, faut-il déplorer que la culture ne soit plus une valeur partagée.
Marcel Gauchet : L’école est prise dans ce grand mouvement de déculturation et de désintellectualisation de nos sociétés qui ne lui rend pas la tâche facile. Les élèves ne font que le répercuter avec leur objection lancinante : à quoi ça sert ? Car c’est le grand paradoxe de nos sociétés qui se veulent des « sociétés de la connaissance » : elles ont perdu de vue la fonction véritable de la connaissance.
C’est pourquoi nous avons l’impression d’une société sans pilote. Il n’y a plus de tête pour essayer de comprendre ce qui se passe : on réagit, on gère, on s’adapte. Ce dont nous avons besoin, c’est de retrouver le sens des savoirs et de la culture.
Pour retrouver l’intégralité de l’entretien, c’est par ici.