TRAGEDIES DE L’ESCLAVAGE

Parce qu’aujourd’hui, en Lybie, on achète et on vend des candidats au rêve occidental qui meurent oubliés de tous en pleine Méditerranée. Parce qu’aujourd’hui, en Syrie ou dans certains pays d’Afrique, on achète des femmes pour combler les rêves de Paradis de soldats fous de Dieu… Parce qu’aujourd’hui, en Afrique encore, on achète des enfants pour qu’ils travaillent à l’extraction de minerais précieux à la fabrication de nos smartphones. 10 mai. Depuis le  31 mars 2006, la journée du 10 mai est officiellement reconnue comme « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions ». Le but ici n’est pas de retracer l’histoire du commerce triangulaire, de la traite jusqu’à l’abolition, acquise après maints revirements. Voyez plutôt une modeste contribution au « devoir de mémoire ». Pour ne pas oublier ce crime contre l’humanité. Des mots pour méditer sur l’esclavage, et l’esclavage moderne en particulier. Deux œuvres théâtrales qui traitent de la traite…

Statue en Mémoire de l'Esclavage, Robert Ford, Ile de Gorée, Sénégal.
Statue en Mémoire de l’Esclavage, Robert Ford, Ile de Gorée, Sénégal.

TRAGIQUE CÉSAIRE

La Tragédie du Roi Christophe. Aimé Césaire. 1964. On est à l’époque en pleine décolonisation. Et cette pièce contre les tyrannies, toutes les tyrannies, semble dirigée à la fois contre l’esclavage en Haïti au début du XIXème siècle (elle s’inscrit dans ce contexte historique) et aussi contre l’Europe colonisatrice qui perd peu à peu de son hégémonie dans les années 1960. Cette pièce raconte la lutte du peuple haïtien pour la liberté. Elle raconte aussi l’irrésistible chute de Henri Christophe, ancien esclave, dans la démesure et la mégalomanie. Lui, le héros de la révolte des esclaves, compagnon de lutte de Toussaint Louverture, est nommé Président à vie en 1807, puis roi. C’est ce que Aimé Césaire raconte. À l’esclavage succède un autre esclavage. Le tyran blanc laisse la place à un tyran noir. Comment concilier les lourds héritages de l’esclavage, de la décolonisation et des racines africaines ?  Sassou N’Guesso, Biya… et bien d’autres ressemblent étrangement au Roi Christophe… Laissons parler la poésie du texte de Césaire. Écoutons ce que Madame Christophe reproche à son époux :

Christophe, à vouloir poser la toiture d’une case, sur une autre case, elle tombe dedans ou se trouve grande ! Christophe ne demande pas trop aux hommes et à toi-même, pas trop ! Et puis je suis une mère et quand parfois je te vois emporté sur le cheval de ton cœur fougueux, le mien à moi, trébuche et je me dis : pourvu qu’un jour on ne mesure pas au malheur des enfants la démesure du père. Nos enfants, Christophe, songe à nos enfants. Mon Dieu ! Comment tout cela finira-t-il ?

Et voilà ce que répond Henri Christophe :

Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! S’il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni Blancs ni Noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Madame. Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? A qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous, ils ont reçu plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres ! Alors, au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête large et froide ! Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas ! C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche !

Et Césaire encore : Savez-vous pourquoi il travaille jour et nuit ? Savez-vous, ces lubies féroces, comme vous dîtes, ce travail forcené… C’est pour que désormais il n’y ait plus de par le monde une jeune fille noire qui ait honte de sa peau et trouve dans sa couleur un obstacle à la réalisation des vœux de son cœur.

D’UNE TRAGÉDIE À L’AUTRE

La Mission, Souvenir d’une révolution. Heiner Muller. Magnifique, encore. Parue en 1979. Jouée pour la première en France en 1982. Le contexte historique de l’action : la première tentative d’abolition de l’esclavage aux Antilles après la Révolution Française. Cela commence avec la révolte des esclaves de Saint Domingue en 1791. En février 1794, l’abolition est proclamée dans toutes les colonies françaises. C’est Bonaparte, Napoléon Ier, qui rétablit l’esclavage, sous la pression des « lobbies économiques » de l’époque, en 1802. La Mission rejoue ces soubresauts, cette lutte sanglante entre Blancs et Noirs. Et c’est le personnage de Sasportas qui porte la voix noire de la révolte dans cette tragédie :

J’ai dit que les esclaves n’ont pas de patrie. Ce n’est pas vrai. La patrie des esclaves est le soulèvement. Je vais au combat, armé des humiliations de ma vie. (…) Les morts combattront quand les vivants ne pourront plus. Chaque battement de cœur de la révolution fera de nouveau croître de la chair sur leurs os, du sang dans leurs veines, de la vie dans leur mort. Le soulèvement des morts sera la guerre des paysages, nos armes les forêts, les montagnes, les mers, les déserts du monde. Je serai forêt, montagne, mer, désert. Moi, c’est l’Afrique. Moi, c’est l’Asie. Les deux Amériques, c’est moi.

Cette tragédie contemporaine met en garde, elle aussi, contre les mirages de la liberté. Contre les tyrannies qui prennent la place d’autres tyrannies. Contre ces libérateurs qui se révèlent dictateurs.

La révolution n’a plus de patrie, ce n’est pas nouveau sous le soleil qui ne brillera peut-être jamais sous une nouvelle terre, l’esclavage a de multiples visages, nous n’avons pas encore vu le dernier (…) ce que nous avons pris pour l’aurore de la liberté n’était peut-être qu’un nouvel esclavage plus effroyable (…) et ta bien-aimée inconnue, la liberté, quand ses masques seront usés, peut-être n’aura-t-elle pas d’autre visage que la trahison.

La Tragédie du Roi Christophe, Aimé Césaire. La Mission, Heiner Müller. Deux pièces à voir, à revoir, à lire, à relire. Deux tragédies sur l’esclavage. Deux tragédies de la négritude. Deux poings d’interrogation sur la liberté et sur l’humaine condition.

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