FENETRE SUR COUR. QUAND CAMBRON REGARDE PROUST QUI REGARDE LES HOMMES

Cabaret Catleya. L’Étranger dans la maison. Les Souliers de la Duchesse. Et aujourd’hui : Fenêtre sur cour. 4ème opus proustien pour Maxence Cambron et la Cie des Arpenteurs. Cet arpentage-ci nous propose de nous mettre à la fenêtre et d’observer, comme le narrateur de La Recherche du Temps perdu, les allées et venues de tous les barons de Charlus qui peuplent notre humanité…

Évidemment, avec un titre pareil, on se figure immédiatement James Stewart coincé dans son appartement de Greenwich Village à cause d’une jambe cassée et témoin-enquêteur des drôles d’histoires qui agitent ses voisins d’en face. Les seuls points communs entre le film d’Hitchcock et cette création qui s’imprègne de Sodome et Gomorrhe, 4ème tome de La Recherche, c’est la position de voyeur du narrateur. Et les fenêtres, aussi. Évidemment. Celles-ci sont figurées par une douzaine de stores vénitiens, qui invitent aux différents points de vue…. Celui du narrateur  sur le Baron de Charlus. Celui de Charlus sur Jupien, giletier « qui n’aime que les vieux messieurs ». Celui du vieux baron sur le narrateur lui-même. Celui de Maxence Cambron sur ces 30 pages d’une œuvre qui en compte près de 2000. Celui des spectateurs sur le monde de l’homosexualité et sur les relations humaines plus généralement. Celui du public sur la création en cours. Celui des acteurs sur les spectateurs… Mise en abîme, de fenêtre en fenêtre… Dans ce spectacle,  l’éveil du regard et la notion de point de vue sont essentiels, vous l’aurez compris.

 

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Fenêtre sur cour, d’après Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust

 

Regard et point de vue de l’individu sur l’autre. Maxence Cambron explore les zones d’ombre de l’être humain, entre les lignes de  Proust. La jalousie, l’infidélité dans Cabaret Catleya. L’antisémitisme, l’hypocrisie, la méchanceté dans L’Étranger dans la maison. L’antisémitisme, encore, la vanité, le cynisme, dans Les Souliers de la Duchesse. L’autre, cet inconnu qui fait peur. Parce qu’il est homosexuel, par exemple. Parce que sa sexualité est différente. Fenêtre sur cour. Il s’agit bien sûr de la cour de l’Hôtel de Guermantes, dans laquelle les trajets de Charlus sont épiés. Il s’agit aussi de la cour « galante » à laquelle l’ homme mûr se livre pour séduire de jeunes hommes. Cour, ou parade amoureuse, rendue sensible par une métaphore parlante : le bourdon butinant l’orchidée, par extension tout insecte butinant une fleur… 

 

Affiche
Fenêtre sur cour, Maxence Cambron, Cie des Arpenteurs, mars 2018.

 

Et la création vidéo de Félix Létot porte cette métaphore tout au long du spectacle. Les stores deviennent alors écran. Écran qui montre. Écran qui cache. Comme le souvenir écran freudien, qui montre des oiseaux, des insectes et des fleurs, la parade amoureuse et la sexualité de la nature … pour montrer en fait la nature de notre sexualité. Des indices sont aussi ostensiblement placés sur l’espace scénique conçu comme une installation à laquelle le spectateur est convié : oiseaux, orchidée en pot, ouvrages sur la faune et la flore,  ouvrages critiques sur Proust, et un livre sur Fra Angelico… « le peintre des anges » … Les anges n’ont pas de sexe… Ou sont androgynes, comme l’apparaît Simon Capelle, prodigieux interprète du Narrateur de La Recherche, troublant de féminité dans sa nudité d’homme…

Et quel tour de force pour l’acteur de mémoriser non seulement le texte proustien, mais aussi la phrase la plus longue de La Recherche, qui se trouve justement dans cette partie. 847 mots… Pour la lire dans son intégralité, cliquez ici.

Il y est question de dissimulation du « vice », mot qui désigne à l’époque de Proust les pratiques, notamment sexuelles, qui ne sont pas jugées morales ou normales. Il y est question de signes de reconnaissance des individus s’adonnant à ce « vice ». Il y est question de « races » au sens d’espèces naturelles particulières d’êtres humains, qui s’opposent par leurs pratiques. Il y est question d’hypocrisie, de haine de celui qui vit autrement, de comédie qu’on se joue, à soi-même autant qu’aux autres... Il y est question finalement de rejet de l’autre qui est différent. Ce qui résonne évidemment aujourd’hui, aussi fort qu’en ce début de XXème siècle proustien… 

Et pour résumer la Recherche de Maxence Cambron, théâtrale, depuis plus de 15 ans, ces quelques vers d‘Edmond Jabès,  qui commencent la Chanson de l’étranger :

Je suis à la recherche
d’un homme que je ne connais pas,
qui jamais ne fut tant moi-même
que depuis que je le cherche.

Ou du même Jabès, cet aphorisme tiré de Un étranger avec, sous le bras, un livre de petit format : 

L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger.  

Pour découvrir le travail d’imprégnation que nous offrent les Arpenteurs, l’intelligence de la mise en scène de Maxence Cambron, la finesse et la force d’interprétation de Simon Capelle, les images puissantes de Félix Létot, le tout mis en lumières par Pablo Rançon, c’est à l’Atelier Culture La Piscine, rue du Gouvernement à Dunkerque, mercredi 14 et jeudi 15 mars prochains. Réservation souhaitée au : 03 28 23 70 69 / lapiscine@univ-littoral.fr

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