L’AMOUR, C’EST QUOI ?

« Parlez-moi d’amour, Oh dites-moi des choses tendres… » 14 février : depuis le XIVème siècle en Angleterre et depuis le XIXème siècle un peu partout ailleurs, les amoureux s’échangent de petits cadeaux en gage de leurs sentiments. Il serait peut-être utile de faire le point sur ce sentiment -ou ce concept ?- qui peut enflammer, consumer ou briser les cœurs… Qu’est-ce que l’amour ? Quelques pistes à suivre et à méditer…

Le couple d'amoureux selon Robert Doisneau.
Le couple d’amoureux selon Robert Doisneau.

AGAPE

Les Grecs définissaient trois formes d’amour. L’agape, la filia et l’eros. Déclinées à leur tour selon des modalités terrestre ou céleste. Ainsi, l’agape, c’est l’amour fraternel, l’amitié. L’amour pour ceux et celles que l’on a choisi d’aimer. Les ami(e)s. Il a son pendant : la philanthropia, qui est l’amour agape mais pour l’humanité entière…Voici ce que dit Cicéron, en 44 avant J.C., à propos de l’amitié :


La force que recèle l’amitié devient tout à fait claire pour l’esprit si l’on considère ceci : parmi l’infinie société du genre humain, que la nature elle-même a ménagée, un lien est contracté et resserré si étroitement que l’affection se trouve uniquement condensée entre deux personnes, ou à peine davantage.
  Ainsi l’amitié n’est rien d’autre qu’une unanimité en toutes choses, divines et humaines, assortie d’affection et de bienveillance : je me demande si elle ne serait pas, la sagesse exceptée, ce que l’homme a reçu de meilleur des dieux immortels. Certains aiment mieux les richesses, d’autres la santé, d’autres le pouvoir, d’autres les honneurs, beaucoup de gens aussi lui préfèrent les plaisirs. Ce dernier choix est celui des brutes, mais les choix précédents sont précaires et incertains, reposent moins sur nos résolutions que sur les fantaisies de la fortune. Quant à ceux qui placent dans la vertu le souverain bien, leur choix est certes lumineux, puisque c’est cette même vertu qui fait naître l’amitié et la retient, et que sans vertu, il n’est pas d’amitié possible !

Une unanimité en toutes choses, assortie d’affection et de bienveillance. Cette définition est toutefois sujette à conditions. Et le philosophe de mettre en garde :

Voici donc les limites à respecter, selon moi : si les mœurs des amis sont bien policées, ils instaureront entre eux une communauté en toutes choses, ambitions, projets, sans aucune exception; en outre, s’il arrivait par accident qu’on dût assister des amis dans des projets pas très convenables, où sont en jeu leur personne ou leur réputation, on s’autorisera un écart de conduite, pourvu que l’honneur n’ait pas à en souffrir gravement. En effet, jusqu’à un certain point, il y a des concessions que l’on peut faire à l’amitié sans qu’il faille vraiment renoncer à notre réputation, ou perdre de vue que la sympathie des citoyens, dans le domaine politique, n’est pas une arme à sous-estimer : qu’il soit ignoble de la récolter par les flatteries et la démagogie n’implique pas que la vertu, qui suscite aussi l’affection, doive le moins du monde être rejetée. Pour lire la suite du texte de Cicéron, suivez ce lien : ici.

Les deux amis les plus célèbres de la littérature française sont sans conteste Montaigne et La Boétie. Parce que c’était lui, parce que c’était moi. Amitié inconditionnelle, tautologique. Voici ce qu’écrit Montaigne dans ses Essais à propos de ce noble sentiment :

Les amitiés communes, on les peut départir, on peut aimer en celui-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses mœurs (…) ; mais cette amitié qui possède l’âme et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double.
La Boétie, génie précoce, avait d’ailleurs écrit ces lignes, prémonitoires, à son ami :
Si le destin le veut, la postérité, sois-en sûr/Portera nos deux noms sur la liste des amis célèbres.
Montaigne et La Boétie, les deux amis les plus célèbres de la littérature française.
Montaigne et La Boétie, les deux amis les plus célèbres de la littérature française.
Pour relire l’article du Monde qui retrace l’amitié exemplaire de ces deux hommes, c’est par .
L’amitié, sentiment fort, indéfectible visiblement… Entre personnes du même sexe ? de sexes différents ? L’amitié, plus fort que l’amour car débarrassée de tout sexe ? À méditer…

FILIA

C’est l’amour filial. D’un parent pour son enfant. D’un enfant pour ses parents. Philippe Ariès, dans son ouvrage paru en 1960, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, avait démontré que l’amour n’est pas évident jusqu’au Moyen Âge. La forte mortalité infantile pourrait expliquer ce phénomène. L’idée d’«enfance» existe encore moins… Dès qu’un enfant est sevré et autonome, il est considéré comme un adulte. Pas d’enfance, certes, mais certains historiens remettent en cause la théorie de Ariès sur l’amour qu’on porte aux enfants. Il n’en reste pas moins que la conception de l’enfance, et la place importante que nous accordons à l’enfant dans notre société moderne, trouve ses origines dans un passé proche, avec les progrès de la santé, la contraception et le resserrement de la cellule familiale autour du noyau primordial, parent – enfants.
On n’aime pas ses enfants alors ? On n’aime pas ses parents ? Disons qu’on parlait plutôt descendance et transmission d’un patrimoine avec les uns, et de piété avec les autres. L’amour pour les parents est aussi une invention moderne. Il s’apparente à une affection, la storge des Grecs, l’amour qui « prend soin ».
Évidemment, les textes de piété filiale sont légion… Je retiendrai ces lignes du Livre de ma mère, de ALbert Cohen, le plus beau chant d’amour pour une mère que la littérature ait pu produire :
Avec les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler un peu. Avec ma mère, je n avais qu’à être ce que j étais, avec mes angoisses, mes pauvres faiblesses, mes misères du corps et de l âme. Elle ne m aimait pas moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil. (…) O toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi seule, notre mère, mérites notre confiance et notre amour. Tout le reste, femmes, frères, sœurs, enfants, amis, tout le reste n’est que misère et feuilles emportée par le vent. (…) Pleurer sa mère, c’est pleurer son enfance. L homme veut son enfance, veut la ravoir, et s il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa mère, c’est son enfance. ALbert Cohen, Le Livre de ma mère, 1954.

EROS

Eros, c’est l’amour charnel, le pendant terrestre de l’amour platonique. Et c’est là que les ennuis commencent. Finies la quiétude et la sérénité. On est inquiet, soucieux de savoir ce que fait l’autre, s’il partage bien les mêmes sentiments, si cet amour durera toujours… Eros se mâtine bien sûr de désir, de pulsion. Freud, et ses successeurs de toutes écoles, démontrent la part importante de la libido dans le sentiment amoureux. Une histoire de phéromones aussi ; ça, ce sont les découvertes en biochimie qui le font apparaître… Ce parfum d’amour dont rêvait Jean Baptiste Grenouille dans le roman époustouflant de Süskind paru en 1985 avoisine la mort… Eros et Thanatos : amour et haine sont deux sentiments voisins. L’amour passion devient oubli de soi, et folie. Albert Cohen, encore, raconte cet amour fou dans le plus beau roman d’amour de la littérature française, selon moi… : Belle du seigneur (1968). Le roman transporte, et l’histoire se métamorphose en tragédie…
Ô cette joie complice de se regarder devant les autres, joie de sortir ensemble, joie d’aller au cinéma et de se serrer la main dans l’obscurité, et de se regarder lorsque la lumière revenait, et puis ils retournaient chez elle pour s’aimer mieux, lui orgueilleux d’elle, et tous se retournaient quand ils passaient, et les vieux souffraient de tant d’amour et de beauté. 
Extrait de Belle du Seigneur, Albert Cohen.
Quatrième de couverture de Belle du Seigneur, Albert Cohen.
En littérature, en art, on dirait que l’amour, pour durer, doit demeurer impossible, voué à l’échec, voire à la mort ; les amoureux célèbres sont des amants malheureux : Roméo et Juliette, Tristan et Yseult, Pyrame et Thisbé, Orphée et Eurydice…
Célèbre statue d'Eros de Picadilly Circus, Alfred Gilbert (1892).
Célèbre statue d’Eros de Picadilly Circus, Alfred Gilbert (1892).
Et dans la vraie vie ? Comment dure un amour ? Mais si Freud avait raison ? Et si aimer, quelle que soit la forme d’amour, c’était toujours n’aimer que soi à travers les autres… Pour Helen Fisher, il existerait même une loi implacable du cycle amoureux, sa moyenne ne dépassant pas trois ou quatre ans, tout au plus. Cela correspondrait à un « cycle naturel ». C’est le temps qu’il faut pour nouer une relation, faire un enfant et s’assurer des soins nécessaires à la petite enfance. Dès lors, le couple pourrait alors se séparer et chacun trouver un nouveau partenaire. Loi évolutionniste ou pas, les sentiments sont fragiles (H. Fisher, Histoire naturelle de l’amour, Robert Laffont, 1994). On dirait que la recette du bonheur dans le couple s’accommode d’une pincée de chacune des formes d’amours examinées ci-dessus : un peu d’eros pour assouvir la jeunesse des sens, un peu de filia et de storge, pour prendre soin de l’autre, un peu de philanthropia pour comprendre erreurs et errements, un peu d’agape pour que l’être aimé demeure un(e) ami(e), tout au long des années… Et si l’amour n’était pas un sentiment, mais un concept ou un art… Ovide, au début de notre ère,  donne des conseils dans son Art d’aimer. Art de séduire et art d’être aimé :  « Sois aimable et tu seras aimé ». L’Art d’aimer est également le titre d’un livre publié en 1956 par Erich Fromm (1900-1980), l’un des philosophes freudo-marxistes de l’école de Francfort. Voici ce qu’il dit  de l’amour :
La première démarche qui s’impose est de prendre conscience que l’amour est un art, comme vivre est un art.
L’amour authentique suppose de surmonter notre narcissisme ou notre dépendance pour fonder une relation amoureuse basée sur le respect de l’autre. Pour Ovide comme pour Fromm, l’amour n’est pas un sentiment qui va de soi, mais il s’entretient et se cultive…
Nous renvoyons au très riche article de Jean François Dortier, publié en septembre 2015, dans la revue des Sciences Humaines. C’est par ici.

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